L'ANTI-BIBLIOTHEQUE

À la Maison des Écritures de la ville, la salle-bibliothèque affiche un étrange paysage : les livres semblent punis, inversés, comme pour ne pas dévoiler leur identité. Seule une main curieuse peut oser s'avancer pour tirer les ouvrages et dévoiler la face cachée de cette anti-bibliothèque. 

S'agit-il d'une censure de la littérature? Certes non. 

D'une opération d'aération des œuvres pour évacuer les acariens? Pas davantage. 

Alors quoi?

Je vais te le dire, ô béotien ignare et sans imagination : il s'agit là d'un désir de ne point dénaturer le coup de génie d'un artiste plasticien dont le travail en ce lieu était axé sur "l'écriture, sans les mots", sous le titre de Topographies du souffle. Sa technique est absolument révolutionnaire : il souffle sur du papier-bible au moment où une idée lui vient — ouh là là! — et la condensation en séchant laisse des ridules sur le papier sensible, lesquelles sont l'expression de ses pensées ou de ses paroles.

En effet, pourquoi dire ou écrire quand on peut crachouiller sur du papier fin ?

Sublime.

Mais, vois-tu, les mots visibles et lisibles sur le dos des livres rangés à la verticale étaient contraires au concept même de l'exposition qui avait bien précisé "sans les mots"! 

Trop fort.

Et ainsi fut-il (sans jeu de mots) décidé : soudain frappés par l'éclair de l'ange Inspirateur, celui-là même qui intima l'ordre au plasticien d'écrire ses idées avec son exhalaison inspirée (oxymore), hop! on transforma avec patience et jubilation toute cette bibliothèque en alignement de livres "neutres". 

Mais au fait, ça disait quoi, ces papiers fripés, hein ?

Nul ne le sait.

Reste ces rangées muettes si pleines de mystères joyeux, de titres et de noms d'auteur.es secrètement tournés vers le fond. Il suffit d'avancer la main et de laisser faire le hasard pour les libérer un instant.

Tu peux éventuellement souffler sur les pages : ton haleine, quelle qu'en soit la teneur, y inscrira tes pensées les plus folles, ajoutées au contenu imprimé.

Si elles y sont, les Anti-mémoires de Malraux pourraient, seules, être retournées dans le bon sens... Quel geste artistique génial en perspective !